Cercle de Lecture du  14 février 2014

 

 

 

Des hommes

Laurent Mauvignier

 

Introduction

Voici ce qu’avait écrit une critique littéraire lors de la sortie de Loin d’eux le premier livre de L.Mauvignier : « Comment dire le silence en littérature ? Comment exprimer cette impossibilité à parler qui tue plus sûrement qu’une arme ? Comment faire sentir avec des mots écrits, des phrases ordinaires, les tourments intérieurs de ceux qui justement, ne trouvent pas les mots ? Il fallait à Laurent Mauvignier, auteur de ce bouleversant premier roman, autant de sensibilité que de maîtrise stylistique pour écrire l’indicible douleur du silenceet le vide de la solitude ».

 

Des hommesn’est pas exactement un livre sur le silence, c’est plutôt une confession, après 20 ans de silence, difficile, livrée par bribes désordonnées. Les différentes pièces du puzzle étant éparpillées dans la mémoire du narrateur (Rabut cousin de Bernard, le personnage central) c’est un récit éclaté, avec en plus des allers et retours, entre l’évènement qui a déclenché sa confession et les souvenirs. Le récit est en 4 parties : après-midi, soir, nuit et matin, cette unité de temps renforce l’intensité dramatique.

 

1e partie, Après-midi

L’évènement se passe dans les années 80 dans un milieu de gens modestes. Lors de l’anniversaire de Solange à la salle des fêtes du village, son frère Bernard, un marginal surnommé Feu de bois, lui remet en cadeau, une broche en or : d’abord émotion, puis stupeur, méfiance, le cadeau est trop beau pour être honnête. Le malaise s’installe et tout bascule quand Bernard qui a trop bu et que l’on veut mettre dehors se trouve face à Chefraoui, un immigré venu d’Algérie, et le traite de bougnoule. La fête est gâchée.

 

2e partie, soir

Bernard a quitté la fête et s’est rendu chez Chefraoui où il a terrorisé sa femme et ses enfants. Le maire et les gendarmes sont prévenus. Malaise de Rabut obsédé par une petite phrase qu’il n’a même pas prononcée et qui le hante, et dont il a honte : Mr le Maire, vous souvenez-vous de la première fois que vous avez vu un arabe ?

 

Récit du retour d’Algérie de Bernard : il n’est pas revenu au village, il a épousé Mireille, une pied-noir, travaillé chez Renault, ils ont eu deux enfants. Un retour difficile, les pieds- noirs ont tout perdu, leur situation est médiocre. Comment aller dormir avec l’afflux des souvenirs et la perspective de devoir accompagner les gendarmes chez Bernard le lendemain ? Rabut se souvient de leur départ en Algérie, des gars de la campagne, un peu perdus dans des évènements qui les dépassent.

 

3e partie, nuit, partie la plus longue et la plus dense (p.133 à 266).

La nuit Rabut est tourmenté par ses souvenirs. D’entrée il nous plonge dans le feu de l’action : des soldats français investissent un village, fouillent les maisons, bousculent femmes et enfants (p.133 à 142, les plus dures).Puis il revoit leur vie quotidienne. Comment les soldats occupent leur temps libre : babyfoot, blagues, bière, cigarette, histoires de femmes, permissions à Oran et beaucoup d’attente. Rabut faisait des photos et Bernard avait son missel. Leur travail c’est de garder des cuves de pétrole, l’entretien des lieux, des exercices de tirs, et la nuit monter la garde à l’extérieur du camp, sans protection. Sentiments mêlés d’inutilité, d’incompréhension, de devoir, de peur. Comparaison avec l’occupation allemande. Allusion aux vieux du village qui disaient que l’Algérie ce n’était pas Verdun. Parmi les soldats il a Chatel le pacifiste, le copain Février et deux harkis Abdelmalik et Idir.

 

Il revoit l’embuscade des fells contre la voiture du médecin qui rentrait à Oran et qui a été assassiné. Et cette permission à Oran où Bernard retrouvait Mireille. Une bagarre a éclaté entre les deux cousins qui ont manqué le retour à la caserne et les permissionnaires ne sont rentrés au camp que le lendemain : pendant la nuit les fells ont attaqué le camp et massacré tous les présents. Personne n’a eu besoin de nous dire que c’était à cause de nous : le poids de la culpabilité vient s’ajouter au fardeau et au silence qui a suivi le retour.

Février, p.231 : tu vois, moi j’ai même pas essayé de raconter et personne n’a posé de question. Il y a une progression dans le tension dramatique qui aboutit au silence, et à l’explosion d’un homme, 20 ans après les faits.

 

4e partie, Rabut renonce à accompagner les gendarmes qui doivent se rendre chez Bernard.

 

Conclusion

Impossibilité d’oublier, même après 20 ans de silence, pour ces hommes ordinaires, ni bons ni mauvais, broyés par l’histoire.

P.230 La guerre c’est toujours des salauds qui la font à des types bien et que des types bien là-bas il n’y en avait pas, c’étaient des hommes, c’est tout.

La vraisemblance du témoignage tient à l’absence totale de manichéisme : Nivelle est un personnage qui manifeste son empathie à l’égard des paysans algériens qui travaillent une terre ingrate, mais c’est lui qui tire dans la tête d’un ado lors de la fouille du village. Idir le harki bouscule Chatel parce qu’il est pacifiste et Bernard joue avec la fille du directeur de la raffinerie.

Confession d’autant plus poignante que le narrateur et son cousin n’ont commis aucun acte irréparable.

 

 

L’écriture

Le style a un effet très puissant : il est haché, il y a des répétitions, il n’y a pas de double négation comme dans le langage parlé faut pas faire attention, il n’y a pas de dialogues mais des fragments s’intercalant dans le récit. Cela crée une impression de malaise, de désordre, de confusion, et correspond à l’état d’esprit du narrateur. C’est une parfaite adéquation entre le fond et la forme.

 

 

Biographie

Laurent Mauvignier est né en 1967, après la fin de la guerre d’Algérie. Sa formation initiale passe par les Beaux-Arts, puis les arts plastiques. Son premier roman Loin d’eux est remarqué par la critique. Des hommes est son 7e livre. Il a déjà reçu de nombreux prix dont le prix de Rome et a séjourné à la villa Médicis. Il est chevalier des Arts et Lettres.

D’une extrême sensibilité il réussit à traduire l’indicible par des mots de tous les jours.

 

Brigitte Maisonneuve