Cercle de Lecture du  18 avril 2014

 

 

 

Grace et dénuements

Alice Ferney, a obtenu le « prix Culture et Bibliothèques pour tous ».

 

L’épigraphe empruntée à Dante  nous donne l’esprit du livre :

Considérez votre nature d’hommes :

Vous n’avez pas été créés pour vivre comme des brutes,

Mais pour chercher à acquérir vertu et connaissances.

Paroles d’Ulysse à ses compagnons.

Dante, la Divine Comédie, « l’enfer »

 

Le titresurprenant par la juxtaposition de deux termes antinomiques forme  un oxymore : le dénuement extrême de ces gitans atteint la beauté et la grâce : ces deux postures simultanées si différentes paraissent comme indissociables et le livre en fait une démonstration lumineuse.

 

L’incipit campe les personnages : Rares  sont les Gitans qui acceptent d’être tenus pour pauvres, et nombreux pourtant ceux qui le sont. Ainsi en allait-il des fils de la vieille Angéline. Ils ne possédaient que leur caravane et leur sang. Mais c’était un sang neuf qui flambait sous la peau, un flux pourpre de vitalité qui avait séduit des femmes et engendré sans compter. Aussi, comme leur mère qui avait connu le temps des chevaux et des roulottes, ils auraient craché par terre à l’idée d’être plaints ».

Cette tribu vit sous l’œil affectueux et autoritaire d’Angéline, sorte de « mama,» ,  veuve, mère de cinq fils  dont quatre sont mariés, l’aîné, célibataire, partage  sa caravane.   

 « Ils étaient gitans français qui n’avaient pas quitté le sol de ce pays depuis quatre cents ans. Mais ils ne possédaient pas les papiers qui d’ordinaire disent que l’on existe : un carnet de voyage signalait leur vie nomade. Elle n’était cependant qu’un souvenir de la vieille. Les lois et les règles modernes avaient compliqué le passage d’une ville à une autre et ils s’étaient sédentarisés, comme la plupart des gitans ».

 

Dans ce livre, Alice Ferney (Cécile Brossolet de son vrai nom) évoque sans angélisme mais avec une réelle empathie la vie singulière de cette famille de gitans installée sur un terrain vague abandonné, à l’entrée d’une ville, terrain qu’elle occupe en parfaite illégalité. « La terre, pleine de fondrières, était incrustée de verres cassés, de morceaux de pneus et de bouts de ferraille. Des portières de voitures démolies servaient de pont sur les grandes flaques qu’apportait la pluie. » Cette insalubrité extrême  y est repoussante mais n’a pas empêché Esther  Duvaux, jeune bibliothécaire, de rendre visite chaque mercredi à ces gens  pour faire la lecture aux nombreux petits-enfants d’Angéline.  Durant un an, Esther  qui aime la lecture et souhaite transmettre cette passion à ces enfants privés d’école,  veut réaliser son projet. Elle n’est pas poussée par la pitié mais portée par son idéal et devra convaincre Angéline,  personnage haut en couleur que l’auteure raconte avec un réel talent : « Tu donnes les livres demanda la vieille. Non, dit Esther, je les lis et les rapporte où je les ai empruntés. Esther répondait à toutes les questions… Pourquoi tu fais ça ? dit Angéline. Je crois que la vie a besoin des livres, dit Esther, je crois que la vie ne suffit pas. La vieille secoua la tête. J’allons réfléchir, dit-elle ». Il fallut aussi convaincre les parents !  En effet,  Esther, cette gadjé comme ils disent, (femme blanche pour certains, putain pour d'autres) cette jeune femme désireuse d’initier à la lecture  les enfants de ce camp se heurtera à la méfiance des adultes  mais, rapidement, ils se laisseront convaincre, voire  séduire, en découvrant les moments de bonheur, les étincelles de joie qu’elle apporte  à leurs bambins  en ouvrant ses livres.

« Esther étendit la couverture sur le trottoir (un étroit rebord de bitume séparait la rue de la terre du potager). Ils s’assirent en se battant un peu, se poussant du coude, disant Je vois pas, partant de l’autre côté, essayant de se rasseoir plus près. Elle les installa, les petits à côté d’elle, les grands juste derrière. Et elle commença à raconter l’enfance de Babar. Elle lut comme jamais elle ne l’avait fait, même pour ses garçons : elle lut comme si cela pouvait tout changer. » Esther est comme habitée par sa mission et c’est grâce à  elle qu’elle sut convaincre la directrice de l’école la plus proche : Anita, l’une des filles, sera   scolarisée.  Le livre, ses histoires, ses images qui font rêver,  la lutte contre l’illettrisme constituent l’intérêt majeur  du livre,  incontestablement,  mais le  regard de l’auteure sur cette société marginale est aussi très important : elle nous  laisse découvrir un autre monde  riche de vitalité, d’amour, mais tellement démuni et souvent méprisé par notre société.  Qu’observe-t-on  au sein de cette famille ? Le matriarcat d’Angéline, son autorité et le respect qu’elle inspire à ses fils et à ses jeunes brus, les relations tissées de tendresse très charnelle mais aussi de violence au sein des couples, la besogne incessante de ces très jeunes mères, leurs craintes de grossesses rapprochées, la paresse des hommes, leur fierté, « tu crois que ça me plairait de ramasser des papiers au bout d’une tige dans le parking du supermarché ? », leurs larcins, « voler était moins misérable que faire la quête », les injures et les coups endurés par Nadia à l’école, la grande pauvreté, « Il y avait en eux une inertie magnifique, une façon absolue d’accepter le sort et la vie comme ils viennent . Ils étaient sublimes et désespérants …», la  frugalité d’Angéline « On veut rien, on a pas besoin de tant que vous.  Y a que le sang qui est important, les enfants qu’on a faits ».  Émouvante aussi l’extraordinaire fraternité dont ils ont capables, nous l’observons tout au long du livre, la fausse couche de Nadia décrite avec réalisme crie les liens très forts qui unissent ces femmes, Angéline et ses brus. Ce monde, Alice Ferney nous le livre  et nous fait comprendre que ces marginaux, ont  leur mode de vie mais aussi  une grande envie de s’instruire, de savoir, ils aimeraient pouvoir lire, écrire et comprendre : Écoutons Lulu  annonçant à  sa femme qu’Anita est inscrite à l’école :

 « Alors, qu’est-ce que c’est ? dit-elle, pourquoi tu m’appelais comme ça ? Ta fille va aller à l’école, dit Lulu. La fierté dévastait tout son être. On eut dit qu’il tremblait. C’était la chose la plus surprenante qu’il n’eut jamais dit à sa femme. »

   Alice Ferney décrit au style direct, on est parmi tous ces personnages qui s’expriment en même temps avec leurs mots,  parfois crus. On écoute leurs pensées tout en les regardant bouger. Sorte d’anthropologie culturelle et sociale « grâce et dénuement » nous rappelle  que des êtres humains vivent à l’écart, la société en a peur et cherche des solutions, ces deux mondes s’opposent depuis  toujours.  Pour eux, la vie continue.  Gabi Jiménez, peintre gitan de Perpignan,  résume la complexité du problème :

« Vous qui voyez des caravanes, des détritus, des délinquants, des nomades, des indigents, des problèmes, des vols en perspective, des gitans, des parasites de la société, des enfants sales, moi j’y vois la vie, la famille, le bonheur, la joie de vivre, la rage d’exister, la force de continuer, le soleil dans les yeux des enfants. »

 

 Réjane de Rusunan