Cercle de Lecture du  18 septembre 2015

 

Le grand Cœur

Jean-Christophe Rufin

 

 

Quel titre alléchant ! On imagine par-là un océan de douceur et de gentillesse. Ce personnage, on le voit paré de toutes les vertus. Effectivement il n’en manquait pas mais, s’il fut un personnage dont le souvenir est resté, dans une période agitée de l’histoire de France, il se signala, tout le long de sa vie, comme un homme dont les diverses actions furent positives et utiles à son pays.

Tout d’abord, son nom : Cœur, celui de l’organe humain d’où s’écoulent tous les bons sentiments. D’où lui venait-il ?...Sans doute, d’un de ses aïeux dont la bonté était si proverbiale que ce patronyme lui avait été attesté, en récompense, pour appeler toute sa descendance.

On ne peut pas parler de la guerre de cent ans et du Roi Charles VII sans nommer Jacques Coeur, ainsi qu’Agnès Sorel, maîtresse du Roi et qui fut le seul grand amour de Jacques. Dans une période importante de la guerre de cent ans, et qui s’achèvera par sa fin, ces trois personnages vont jouer un rôle de premier plan et leurs relations seront des plus agitées.

A la naissance, à Bourges, de Jacques Cœur, vers 1395, la guerre dure depuis plus d’un demi-siècle. Tout le Nord de la France est envahi  par les Anglais, soutenus par les Bourguignons. Au Sud, le royaume de France s’amenuise. Au Nord, les troupes françaises, sous le règne de Charles VI,  le Roi fou, subissent de graves défaites, comme celle d’Azincourt (1415) sous les coups des archers anglais.

A la mort, en 1422, de Charles VI, dont le règne semble bien avoir été le plus lamentable de toute l’histoire de France, son successeur, Charles VII, est un prince de 19 ans, dont l’intelligence est jugée médiocre, il est très réservé au point, parfois, de paraître absent. De fuite en fuite devant les armées anglaises, il avait fini par se réfugier à Bourges où il avait formé une sorte de gouvernement. En réalité, il gouvernait si peu que le peuple l’appelait le « Roi de Bourges ».

Ainsi, avant même que commence l’histoire que Jean-Christophe Rufin va nous raconter, les deux principaux personnages habitent la même ville mais ne se rencontreront que dans pas mal d’années. Nul ne pourrait parier la moindre pièce de monnaie qu’ils seront, dans quelques années, des pièces maitresses de la vie du royaume. En effet, la distance sociale est infiniment grande entre ce fils d’un petit pelletier et le Roi, fût-il  de Bourges. 

Pourtant, le déroulement de la vie de Jacques Cœur dépendra de l’état de ses rapports avec le Roi.

JC Rufin se substitue à son personnage et parle à la première personne pour raconter sa vie, à partir de l’âge de sept ans. Son père est un pelletier, c’est  à dire un homme qui travaille sur la peau des animaux. Il appartient à la bourgeoisie, plutôt dans la partie la moins élevée. Jacques sera révolté par le mépris avec lequel son père est traité par certains personnages les plus élevés de la noblesse. Il est un enfant tranquille, réservé, assez solitaire, peu considéré par les autres enfants. Dans leur groupe, il appartient à la partie qui suit les chefs. Un premier incident va le faire sortir de cet état.

Il est advenu que la ville soit assiégée par des soldats bourguignons. La petite troupe d’adolescents dont Jacques est le membre  très inférieur, décide, folie de leur âge, de s’en prendre à eux en leur volant des armes. Ils sont vus par les ennemis et le chef, Eloi, s’enfuit en laissant derrière lui Jacques et les deux autres membres de la troupe qui avaient réussi à voler quelques armes. Et c’est  Jacques qui va prendre la direction de ce dernier groupe, qu’à la ville on croit mort et  les ramener en sécurité. L’autorité d’Eloi ne survit pas à cet épisode et Jacques est, dorénavant, considéré comme le chef. Et il en restera un toute sa vie.

Un autre incident va le révéler à ses propres yeux et le mènera plus tard à sortir de la vie sédentaire qui est la sienne près de son père. Celui-ci reçoit, un jour, un vieux gitan venu lui vendre un animal, qui semble plus vieux que le gitan lui-même, enfermé dans un sac. C’est un léopard à bout de course dont il pense que le pelletier pourra utiliser la peau pour en tirer un vêtement de fourrure. Il le sort du sac et l’enfant est saisi par cet animal qui a pourtant perdu beaucoup de  sa sauvage beauté. Le gitan leur dit que le léopard vient de l’Arabie et leur parle du désert et de la chaleur qui règne dans ce pays. De plus, un jour, alors que les armées ennemies s’approchent de Bourges et que tous les nobles du pays ont revêtu leurs vêtements de guerre, il croise un chevalier, sur son destrier, vêtu comme pour la guerre et portant sa lance. Pour exprimer l’émoi de l’enfant, l’auteur lui fait dire : « Il me semblait que, si je sautais en croupe, il m’emmènerait en Arabie, au pays du soleil éternel, sur la terre des vives couleurs et du léopard ».

Jacques apparaît donc comme un homme promis aux voyages mais il commence sa vie professionnelle sagement et, chose inattendue chez un futur vagabond, il songe à se marier et tombe amoureux de la fille d’un collègue de son père, beaucoup plus élevé que lui socialement dans cette corporation. A son étonnement, il est accepté et ils se marient. Son nom semble une farce du sort : elle s’appelle Macé de Leodepart…Son père est « argentier » ce qui doit correspondre au terme moderne de « financier ».

Mais il ne montre aucune qualité pour ce métier et en adopte un autre. Il est « monnayeur ». Il a été approché par un danois nommé Ravand qui exerce ce métier et lui propose une association. Ce métier consiste à fabriquer des pièces de monnaie. Malheureusement, son nouveau collègue le convainc  de tricher sur la teneur en or de leurs pièces. Ils sont découverts et punis de prison. Pendant son incarcération, sa souffrance vient surtout de la honte qu’il en éprouve et, en sortant, il se sépare de Ravand et décide de quitter la ville.  .

Où veut-il aller ? Il s’aperçoit vite qu’il n’a aucune envie de rester dans ce pays où règnent la peur et l’injustice et retrouvant le choc de la rencontre du léopard, il n’envisage que la route de l’Arabie. A trente-deux ans, en compagnie de son valet, Gautier, il prend la route du Sud, découvrant un monde qui lui était inconnu. A Aigues-Mortes il s’embarque dans une galée en direction du Levant. La vraie vie de Jacques Cœur va enfin commencer.

Le voyage sur la galée est tout sauf agréable. Les passagers, de fiers bourgeois, souffrent du mal de mer et  il les décrit, y compris lui-même, comme  passant leurs journées, livides et breneux, couchés autour du bastingage». Le bateau doit souvent se dérouter, pour éviter la rencontre avec des pirates. Après une escale à Alexandrie d’Egypte il doit se diriger alors vers Beyrouth et Jacques décide de rester à bord. A Beyrouth, il observe les ruines des  édifices construits par les chevaliers des croisades. Il est frappé par les richesses qu’il y découvre  et par leur abondance : soies, poteries, porcelaines de Chine, épices des Indes.

La seconde partie du livre s’appelle « La caravane de Damas ». C’est, en effet, en marche  vers cette ville que Jacques, comme ce fut le cas de Saint Paul par sa rencontre avec le  Christ, va subir un grand choc provoqué, cette fois par la rencontre avec une caravane.  Avec quelques compagnons, il a décidé de s’enfoncer plus avant dans les terres. Ils partent pour Damas. Le chemin est pénible : le jour, ils cuisent et la nuit ils gèlent. Dans une partie désertique de leur chemin, ils voient arriver une très imposante caravane qu’il estime à environ 2000 chameaux. Ceux-ci sont recouverts d’énormes ballots contenant toutes sortes de richesses venues de toute l’Asie: jarres, tapis, vaisselles de cuivre. Leur guide leur explique qu’elle vient de Perse. Soudain, il comprend que ce pays est le centre du monde : on y rencontre des hommes de tous les peuples et de toutes les religions, toutes les richesses de l’est et de l’ouest s’y croisent.  L’Europe est loin et ses querelles  entre les  princes et rois   sont   sans Importance vues de ce pays Les croisés qui ont voulu le conquérir par les armes ont été défaits. Le soir même,  à l’oasis où ils vont passer la nuit, il rencontre une autre caravane, encore plus nombreuse que la première. On l’informe qu’elle va traverser le désert de Scythie et s’y joindre à d’autres pour se diriger vers la Chine. Alors, il ressent un puissant appel à s’y joindre. C’est la vie qu’il veut vivre Il se promène au milieu des chameaux, prêt à se laisser prendre à cette tentation.  Mais, s’il la suit, il sait qu’il n’en reviendra pas. Il pense alors à Macé et à ses enfants et, le lendemain matin, il repartira vers Damas avec ses camarades. La plume de J.C. Rufin lui fait conclure : « J’avais remis pour longtemps le léopard dans son sac ».

A l’arrivée à Damas, il est émerveillé par les raffinements de cette ville, parmi lesquels il faut citer le bain de vapeur, et par ses fabuleux jardins ainsi que par l’architecture et le mélange des races lui parait encore plus grand qu’à Beyrouth. En cette ville, objet de son admiration, une seule rencontre lui déplait fortement. C’est celle de Bertrandon de la Broquière, premier écuyer tranchant du duc de Bourgogne, individu plein de morgue et de mépris pour les bourgeois qu’il rencontre et détestant de toutes les manières possibles le pays où ils se trouvent. Jacques se souvient de l’avoir déjà vu quand, avec son père, il faisait antichambre chez quelque noble. Ce qui l’étonne, c’est qu’il est habillé, pour ne pas dire « déguisé », en Turc    L’homme  révèle alors qu’il est en mission secrète pour le compte de son maître. Et ceci achève de perdre l’individu dans l’opinion de Jacques Cœur qui est écœuré par la dégénérescence de la chevalerie qu’il représente et l’idée lui vient qu’il est heureux que les croisés n’aient pas réussi à conquérir l’Orient.

Pour le retour vers la France les conditions de navigation sont très mauvaises. Le bateau est, au cours d’un orage, drossé sur des rochers sur la côte de Corse. Ils y sont aidés par les habitants mais un bandit leur vole tous leurs biens, les tient prisonniers et ne les libère que contre rançon.

 Jacques est quand même content de retrouver sa maison mais ne renonce à aucun de ses projets de voyage. Cette aventure, lui a ouvert de nombreuses portes. Son projet est une maison de négoce tournée vers l’Orient, un réseau créé à la dimension de la France, de la Méditerranée et de l’Orient. Ce projet est de grandes dimensions et il se rend compte qu’il aura besoin d’aides en qui il puisse avoir confiance. Il pense alors à ses deux camarades avec lesquels il a vécu l’aventure du vol des armes : Guillaume de Varye et Jean de village. Ils les retrouvent. Tous deux sont en situation d’échec et l’accueillent l’un et l’autre avec joie. Ils seront ses fidèles partenaires jusqu’au bout.

Mais il manque d’argent et doit trouver quelqu’un qui comprenne l’intérêt de cette action et qui puisse l’aider à l’accomplir. La seule personne lui semble être le Roi, Charles VII. La difficulté est de l’approcher. Il se trouve que Ravand, son ancien associé, est présentement, dans la proximité du Roi. Celui-ci lui promet d’essayer de lui obtenir une rencontre.

Le temps passe et Jacques commence à désespérer. Pourtant, un jour où le souverain, qui suit ses armés, se trouve à Bourges, on lui annonce que le Roi le recevra, seul, la nuit prochaine.

Cette entrevue…. On ne peut pas la résumer. J’aimerais la lire en entier. Elle est très longue. Le Roi a questionné Jacques sur ses intentions et a réussi à lui en faire dire plus qu’il ne le voulait  sur ses opinions, notamment celles qui concernent les croisades. L’entrevue a pris fin sans que Charles VII  lui interdise ou lui promette quoi que ce soit. L’essentiel me semble être la description du Roi. Jacques est étonné de voir un homme de son âge et parle de sa simplicité de mise et de sa laideur. Il le soupçonne de trouver sa force dans sa faiblesse. Je me permets une courte citation du texte « ce petit homme, qui n’avait pour arme que ce nez pour flairer ses visiteurs et déceler ses ennemis, provoqua chez moi un élan de dévouement total. Un petit sourire au coin de sa bouche aurait pourtant dû m’alerter ».

Après cette entrevue, Jacques en attend les suites, elles ne viennent pas et il a peur d’avoir échoué. Guillaume et Jean mettent en route leur affaire en travaillant avec les clients du Languedoc. Après un an et demi, deux hommes viennent de Compiègne où se trouve le Roi et intiment à Jacques Cœur l’ordre de partir immédiatement pour l’y rejoindre. A Compiègne, le Roi campe sous les murailles, à l’endroit même où Jeanne d’Arc a été capturée. Son entrevue avec le Roi est très brève  et il reçoit l’ordre de l’accompagner à Paris. Il doit y prendre la ferme des monnaies, c'est-à-dire reprendre le métier de monnayeur.

Arrivé à Paris, il trouve que cette ville fait peine à voir « les plaies de Paris sont béantes et stériles. Les émeutes, pillages, incendies, épidémies et les exodes successifs ont outragé le corps de la ville ».

L’atelier des monnaies est quasiment vide. Les fuyards ont emmené tous les numéraires ainsi que l’outillage et brisé les moules. Aidé de Roch, le vieil ouvrier resté dans l’atelier faute de pouvoir      aller ailleurs, il réussit à le faire réparer tant bien que mal. L’inconvénient est que, toute la  journée, des charrettes viennent déverser des objets à fondre : chandeliers, vaisselle, bijoux, etc.  qui causent de graves embouteillages dans la cour. Ils retouchent  comme ils peuvent, c'est-à-dire très mal, les moules et réussissent à sortir des pièces.

Le Roi va quitter Paris, qu’il n’aime pas. Les princes, ses alliés,  exigent la rétribution de leur soutien. Si le Roi leur accorde ce qu’ils demandent le royaume va être démembré. Il dit à Jacques « Je vais partir, Cœur, vous devez rester ».Il ajoute quelques mots, parmi lesquels : « Il me faut beaucoup d’argent, je ne veux plus dépendre d’eux ».

Jacques reçoit de bonnes nouvelles de son affaire qui prospère. Il a la visite surprise de Jean de Villages qui a installé des facteurs dans une quinzaine de villes et fait circuler des cargaisons de draps, d’orfèvrerie, de peaux, et autres choses, à travers tout le royaume et même l’Angleterre et les villes de la Hanse.

A Paris, la charge qu’il exerce suscite des convoitises. L’atelier est gardé et les transports se font avec une escorte armée. Pour éviter un empoisonnement  éventuel deux chiens ont pour travail de goûter la nourriture. Jacques ne s’y plait pas et regrette que la faveur du Roi l’éloigne de ses affaires.

Dans cette ambiance, on peut sans doute comprendre ce qui arrive : Le fidèle Jacques, pour la première fois, trompe son épouse avec « Christine » une prostituée  déguisée en bourgeoise dont il est amoureux. C’est Marc, son valet, qui lui fait découvrir la supercherie Et lui révèle, que la soi-disant Christine s’appelle en réalité Antoinette et  travaille pour un  entremetteur. Il décide alors de se borner aux rencontres vénales sans y mettre aucun sentiment. Il se tiendra dans cette décision mais   il ne sait pas qu’un très grand amour l’attend. N’anticipons pas. 

Nous retrouvons Jacques, en route pour Tours, où il va être à la tête de l’ « Argenterie». Là, une précision s’impose : être « Grand Argentier » ce n’est pas être ministre des Finances, il ne l’a jamais été.

Sur la route vers Tours, il fait un arrêt à Bourges où Macé le reçoit tendrement. Mais Macé a changé. Sa foi, qui, le temps passant, gagne en profondeur, aurait pu la rendre  bonne et simple, l’avait rendue, au contraire, socialement vaniteuse. Elle devient, lentement, le contraire de son mari. Ils s’éloignent inexorablement l’un de l’autre.

L’Argenterie était un vaste entrepôt où on plaçait les objets nécessaires à la cour : Tissus, tentures, meubles, etc. Jacques la visite. Ce n’est plus qu’un entrepôt mal tenu où les objets, mal conservés et jamais nettoyés, sont en mauvais état. Il va être obligé de remettre l’endroit en état de marche.

Soucieux de faire le point sur l’état de son affaire personnelle, il appelle Jean et Guillaume qui l’assurent que tout va bien de ce côté-là, et cela est vrai. La suspension d’armes avec l’Angleterre a apporté comme une sorte de renouveau. Beaucoup de choses manquent, la situation est bonne pour eux : La circulation des objets à vendre est active du nord au sud du pays et c’est excellent pour leur commerce. Guillaume a établi, au Languedoc, une base solide avec l’Espagne et l’Italie et par mer avec l’Orient.

Mais voici que Jacques doit de nouveau prendre la route. Le Roi le convoque à Orléans où se tiennent les Etats Généraux. Il est d’abord étonné par les personnages qui y siègent. Ce ne sont pas de grands seigneurs et les bourgeois y ont leur place. Ils ne cherchent pas comme les Grands à dominer le Roi mais l’aident par envie de le servir. Le Roi s’en amuse et les domine par sa faiblesse et son indécision.

Une anecdote va nous renseigner sur l’état mental de Charles VII  Il emmène Jacques Cœur dans une cour de service. Deux dogues enchaînés essaient de se précipiter sur eux tombent en arrivant en bout de chaîne et le Roi s’en amuse. Un court dialogue a lieu entre les deux hommes :

« -La France est une porcherie, Cœur, qu’en pensez-vous ?

-Il y a beaucoup à faire, Sire

-Les Etats Généraux me demandent de débarrasser le pays des écorcheurs. Ils n’ont pas trouvé ça tout seuls. Je leur ai soufflé l’idée. »

Un chien, à bout de fatigue, retombe lourdement et pousse des aboiements de douleur, ce qui amuse beaucoup le Roi. Alors, celui-ci déclare à Jacques qu’il a besoin de beaucoup d’argent et qu’il l’a nommé  à ce poste pour y être son commis  et ne fasse pas comme les financiers en temps de guerre, car, ajoute-t-il, « ils ne servent pas, ils se servent ».

En sortant de cette entrevue, Jacques est fou de joie, il voit les caravanes changer de route. La France va devenir le centre du monde, ce qui était bien optimiste pour un homme si clairvoyant.

A partir de ce temps, il se livre corps et âme au travail dans l’Argenterie, bourre le hangar existant, en crée deux autres, en vue des affaires qui vont avoir lieu dans cet endroit.

En entrant dans cette responsabilité, il pénètre dans ce qu’on peut appeler la partie dangereuse de sa vie. Beaucoup d’objets coûteux et beaucoup d’argent vont passer par ses mains. Il va être l’acheteur pour la cour mais, en même temps, comme c’est lui, c'est-à-dire son affaire, qui va être le vendeur, le risque est grand qu’on l’accuse de malversations. Sa compagnie, la « maison Cœur », comme l’appellent ses deux compagnons fait des affaires parfaitement simples en vendant des biens à la cour, mais lui, un pied de chaque côté, est en déséquilibre, et, plus tard, à son procès, l’accusation aura la partie belle. De plus, la trêve avec l’Angleterre avait facilité une envie de renaissance et de retour à une vie plus plaisante, plus riche, et les gens de la cour se mirent à acheter plus qu’il n’était raisonnable. Comme ils manquaient d’argent ils en empruntèrent, à qui ? A Jacques Cœur, que son affaire avec l’Orient enrichissait. Ainsi, étant déjà vendeur et acheteur, il devint le banquier de bien des ventes. Enfin, tout cela l’enrichît au-delà de ce qu’on pouvait imaginer et sa fortune devint colossale. Des clients restant insolvables lui donnèrent des châteaux en paiement et, en plus il en acheta. Il ne semble pas qu’il se soit réellement aperçu qu’il était assis sur une bombe.

Un jour, à l’Argenterie, il reçoit la visite du Bâtard d’Orléans, récemment  devenu Comte de Dunois, qui lui annonce que les princes vont se révolter et l’invite à se joindre à eux. Il refuse.

A la première séance à laquelle il assiste, à Angers, il est tout d’abord déçu par l’ambiance qui y règne. Mais il s’aperçoit bientôt qu’en deux mois ce Conseil a pris des décisions capitales qui ont profondément réformé le royaume. Le Roi veut briser le pouvoir des princes et asseoir l’autorité monarchique.,

Pendant la trêve avec l’Angleterre, qui doit durer 10 ans. Jacques n’a avec le Roi que des rencontres brèves. Pourtant, une fois, il demande à Jacques de le suivre pendant un voyage dans le Languedoc. Pendant deux semaines, vivant dans la proximité du roi, il leur arrivait de rire ensemble mais Jacques mesure à quel point il est dangereux, blessé, jaloux, méchant. Il est aussi étonné de sa capacité d’écouter. Un soir, il interroge Jacques sur la méditerranée et les puissances qui la dirigent et la conversation glisse vers l’Orient. Il dit au roi qu’en Orient il y a deux groupes : les mahométans et les chrétiens mais qu’en réalité chaque groupe est divisé en deux :

Les mahométans : Turcs et Egyptiens

Les chrétiens : Romains et Byzantins

Jacques a conscience de ne pas s’être rapproché du roi mais de s’être mis dans une situation dangereuse en ayant donné ses opinions. Mais,  à leur retour, au premier conseil, le roi énumère une série de mesures qui procèdent de cette conversation. Il ouvre la France vers l’Orient et envoie Cœur en Italie. Celui-ci part pour Florence.

La découverte de cette ville est un nouveau choc pour Jacques. Elle s’est développée dans la paix et les Arts y sont partout. Dans cette ville,  la différence entre nobles et bourgeois est beaucoup plus faible qu’en France. Les uns et les autres peuvent acquérir l’argent, qui règne en tous lieux. Venant de France où le monde est dominé par la terre : ceux  qui la possèdent et ceux qui la travaillent, les artisans et les négociants étant méprisés, il s’aperçoit que ces deux mondes peuvent non pas s’exclure mais s’unir. Il est très étonné de voir le rôle des artistes dans la cité. Il en revient avec l’idée non seulement d’accroître sa richesse mais aussi  d’en faire usage. Il rêve de la France devenant le centre du monde, non seulement  en acquérant des richesses mas en devenant le centre de l’art et de la création.

Encore une fois, le roi veut le voir au plus vite, cette fois-ci à Saumur, soi-disant pour organiser les prochaines fêtes. Il le reçoit dans une cour joyeuse puis, restant seul avec lui déclare: « J’ai besoin de beaucoup d’argent  pour la guerre ». Jacques Cœur est étonné. Le roi ne dispose-t-il pas, depuis la réforme  des finances par le conseil, d’un revenu permanant pour défendre le pays ? Il craint que ce soit un prétexte et que  le souverain en veuille à sa propre richesse. Non, il a vraiment besoin d’argent pour mettre le siège devant Metz. Il y a quand même le début d’une menace ; le roi ayant besoin de plus d’argent que les rentrés normales lui en donnent pourrait s’en prendre au sien.

Mais pourquoi un siège devant Metz ? La reine Marie, épouse de Charles VII appartient à la maison d’Anjou. Yolande d’Anjou, belle-mère de Charles, a exercé son pouvoir sur le roi depuis des années. Elle est morte deux ans plus tôt mais l’influence des Angevins est forte au sein du conseil. On disait aussi que la nouvelle maîtresse du roi était demoiselle d’honneur de la femme de René d’Anjou (le « roi » René). Ainsi, Charles VII n’était pas tout à fait libre mais dépendait d’un clan et c’est une faiblesse qu’il voulait cacher.

Rapidement, le montant de sa contribution est fixé. Il demande alors si Jacques n’aurait pas reçu, à l’Argenterie, un objet rare et précieux qu’il pourrait offrir à une dame. Il ajoute : « un cadeau introuvable ». Jacques lui propose un diamant d’une taille inhabituelle s’engage à le faire venir en trois ou quatre jours. Au moment de son départ, le roi lui murmure : « je suis heureux, Jacques ».

Jacques Cœur conclut en disant : « C’est seulement deux jours plus tard que je rencontrai Agnès ».

 Effectivement deux jours après son arrivée à Saumur, dans l’un des jardins du château, il dicte, probablement une lettre, en faisant les cent pas, tandis que son facteur écrit. Il entend des rires clairs et un petit groupe de jeunes filles s’approche. Elles sont cinq ou six mais lui  n’en voit qu’une. Elle a vingt ans tout au plus, ses cheveux sont blonds et ses traits d’une extrême finesse. Jacques vient de rencontrer Agnès, Agnès Sorel, la maîtresse de Charles VII. Encore un choc pour lui. Mais, cette fois-ci, ce n’est pas par une ville ou par un léopard. C’est par une femme, celle qui demeurera son seul véritable amour, fort, constant, envahissant.

L’une des jeunes filles le nomme :

-Maître Cœur

A son tour, il se présente :

-Jacques Cœur, mademoiselle, pour vous servir.

Jacques vient de rencontrer l’amour de sa vie. Macé est devenue  tellement  différente et si éloignée. Il lui paraît évident que sa famille ne voit plus en lui que les flots d’argent  qu’il déverse ; depuis l’aventure « Antoinette » il s’est contenté des rencontres vénales dont les sentiments sont absents. Il est libre « vide » et prêt à accueillir un vrai sentiment qui remplira le vide. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il soit tombé amoureux d’Agnès. Il ne veut pas s’éloigner d’elle. Alors, fait des plus étonnants, il confie à Guillaume la gestion de la « maison Cœur »,  demeure à la cour  et se montre assidu au conseil pour être près d’elle. Il meurt d’envie de la revoir. Il ne la revoit qu’à la cour où elle ne montre à son égard que de l’indifférence. Cependant, le roi, mis en confiance par les victoires qu’il remporte sur les troupes anglaises, devient généreux et entre autres dons, fait à Agnès celui du domaine de Beauté, près de Vincennes, l’un des plus beaux châteaux de France. Elle était devenue la « dame de Beauté », ce qui lui allait bien. A sa grande surprise, alors qu’elle va en prendre possession, ils partent à quatre : Agnès, une suivante, Jacques et son fidèle Marc. Pris dans un orage, ils arrivent au château, ruisselants d’eau.  Elle décide que les deux domestiques habiteront au rez-de-chaussée et eux à l’étage.

En route, Agnès avait renseigné Jacques sur ses origines. Fille d’un petit seigneur de la région de Compiègne, appartenant à la maison de Bourbon elle avait rejoint, très jeune, la suite d’Isabelle de Lorraine, qui lui avait présenté le modèle d’une femme libre, audacieuse et forte ainsi qu’une haute culture et une bonne éducation.

Après le diner, chacun se souhaite bonne nuit et se retire de son côté. Sur son lit, Jacques se demande ce que signifient ce voyage et  se pose des questions  auxquelles Agnès seule peut répondre.

« C’est ce qu’elle fit, dit-il, un peu plus tard dans la nuit, en entrant dans ma chambre ». Elle s’est assise au bord de son lit, il lui a ouvert les draps, elle s’est couchée à son côté et s’est pelotonnée au creux de son épaule. Elle avait, nous dit-il, les pieds glacés. Il nous explique aussi que l’envie de la protéger faisait refluer son désir. Il la trouve très vulnérable. Elle déclare avoir confiance en lui. Il réplique qu’il est un homme comme les autres . Non, dit-elle, tu es un ange égaré.  Ne va-t-elle pas un peu loin et un peu vite ?

Par la suite, elle déclare avoir peur et devoir se battre contre tout le monde, tout le temps. Là, c’est plus que probable. Les terres que le roi lui a données la rendent indépendante du clan Anjou, dont elle pourrait être séparée et les Anjou ne manqueraient pas,  alors, de s’attaquer à elle .Elle termine par : « Il est temps de limiter l’influence des Anjou ». Elle termine en déclarant que Pierre de Brézé, le Sénéchal, est d’accord. Elle affirme à Jacques qu’il n’a aucun rôle à jouer, sinon être son frère, son ami, et être celui à qui elle peut parler en confiance. Jacques s’étonne qu’elle veuille s’en prendre au clan d’Anjou, ne trahit-elle-pas Isabelle d’Anjou à qui elle doit beaucoup ? Non, répond Agnès, Isabelle ne voulait pas qu’on la livre au roi mais elle a dû céder aux ordres de son beau-frère et de son mari. En attaquant aux Anjou elle ne trahit pas Isabelle mais elle lui obéit.

Ils passent cinq jours et cinq nuits ensemble, dans les mêmes circonstances. On peut envier Agnès et, si on est un homme, la désirer au delà des siècles, on ne peut s’empêcher, pour employer des termes modernes et  populaires de dire : « Elle l’a dragué à la hussarde et sans rien lui donner ».

Bien sûr, dans ces conditions, Jacques, qui pensait à s’éloigner de la cour, décide d’y rester. Il analyse son amour pour Agnès. La chair n’en était pas absente puisqu’ils aimaient sentir leur corps se toucher, comme dans la première nuit. S’ils avaient franchi la limite, ils auraient  pénétré dans un autre espace où le reste de leur relation leur aurait été retiré. Leurs rencontres, au sein de la cour, étaient fréquentes mais courtes et froides pour ne pas attirer la jalousie de Charles VII. Parfois, avec l’aide de Marc et de la suivante d’Agnès, ils passaient ensemble quelques moments intimes.

Il y a une autre activité qui les a rassemblés : le mécénat. C’était une occasion pour Charles VII de regarder vers l’Italie. Un peintre, nommé Fouquet en arrivait. C’était un jeune homme, sale et mal habillé dont ils appréciaient beaucoup les œuvres. Jacques lui fit une rente pour qu’il reste à la cour. Il fit, de Charles VII, un portrait qui montrait ses défauts : jalousie, peur, cruauté, méfiance, dit Jacques. Fouquet a  aussi fait un portrait de Jacques.

Ce dernier se rend compte qu’il est devenu un homme de cour. Il laisse à ses deux collègues ce qui concerne l’Europe du Nord, se réservant l’expansion commerciale vers l’Italie et l’Orient. Le roi lui demande de suivre, au Conseil les affaires concernant la Méditerranée. Il avait choisi de tenter un rapprochement politique avec le sultan d’Egypte. Cœur alla même jusqu’à lui vendre des armes, ce qui était interdit à tout chrétien mais il pouvait les utiliser contre les Turcs, qui étaient nos ennemis. Charles VII le lui avait permis mais, au moment de son procès…ne s’en souvenait plus.

Il raconte aussi (on pourrait dire : s’accuse) un épisode qu’il ne s’est jamais pardonné et dont le souvenir le fait encore souffrir à la fin de sa vie. Un jour, à Alexandrie, un jeune maure avait sauté dans une de ses galées en partance, en déclarant qu’il voulait devenir catholique et aller en France.  Le sultan s’émût de cette affaire et, pour garder ses bonnes grâces, à l’arrivée il le renvoie en Egypte où il fut certainement mis à mort. Ainsi, il garda ses bonnes relations avec le Sultan. Il dit que les griefs qu’on lui opposa plus tard ne sont rien à côté du souvenir des cris de l’enfant qui l’éveillent dans son sommeil.

Jacques Cœur, fut un marchand génial. Il s’était créé un Empire économique qui ouvrait à la France des pays pourtant séparés d’elle par la religion et même parfois rendus ennemis par les croisades. Ses qualités de négociateur  lui avaient ouverts des pays presque inconnus et il avait pu y laisser des agents et accroître les échanges tout en élaborant une énorme fortune. Ces succès devaient provenir du fait qu’il n’hésitait jamais à parler avec ceux qu’on pouvait considérer comme des adversaires et il obtenait par la parole ce que, souvent, les troupes ne pouvaient obtenir par la force. Mais ces qualités, pour l’homme de cour qu’il était devenu, pouvaient parfois, dans le panier de crabes qu’était la cour du roi de France, devenir de graves défauts.

Le roi lui avait demandé de suivre la situation en Italie et spécialement à Gênes. Or, un jour, arrive à Marseille une troupe de génois. L’opération était menée par un certain Campofregoso. Il demande les moyens de mettre sur pied une armée pour reconquérir Gênes, s’engageant ensuite à placer la cité sous l’autorité du roi de France. Jacques connaît bien cette sorte de condottieri et essaie de persuader le roi de ne pas donner suite. Mais Charles VII est abusé par leur lettre très vaniteuse et c’est une ambassade menée par l’archevêque de Reims qui les accueille à Marseille et c’est ce dernier prélat qui, rencontrant les génois dans leurs plus beaux costumes, fut abusé et prit leur aplomb pour de la noblesse.

   Pour faire circuler ses marchandises entre la France et l’Orient, Jacques avait des ententes avec les seigneurs des endroits à traverser, des sauf-conduits et il lui fallait être en bonnes relations avec chacun d’eux c'est-à-dire, entre-autres, le cas de Gênes, Naples, la Sicile, le Pape et la maison de Savoie. Il lui fallait rester en bons termes avec tous, faute de voir sa voie rompue. Ainsi, si Charles VII   gagnait Gênes c’est lui qui lui donnerait   le sauf –conduit. Mais, si le roi ne gagnait pas, il risquait de voir le roi d’Aragon lui refuser le passage. Il lui était donc nécessaire  de rester en bon accord avec ce seigneur. Et bien lui en a pris : Campofregoso a pris la ville et décidé immédiatement qu’il n’était lié par aucun accord avec le roi de France. Si Charles VII prenait le relais et parvenait à étendre son influence dans cette région, il était disposé à l’aider par tous les moyens. Mais, s’il n’y parvenait pas il devait garder ses amitiés propres pour ne pas rompre la route entre la France et l’Orient.

Plus tard, à son procès, si l’on peut appeler ainsi  cette imitation de justice, cet acte lui fut reproché : parler, discuter avec l’ennemi de son roi était une trahison. A ce moment, Jacques paraît fasciné par ce mot : trahison et s’aperçoit que, sans être un filou, il trahit beaucoup. Des années plus tard, alors qu’il a tout perdu et que sa vie est menacée, il réfléchira longuement sur ce sujet. Il arrivera à penser qu’il est incapable d’épouser complètement  une cause. Se mettre à la place de l’autre est une force pour un négociateur et c’est aussi une grande faiblesse,  qui, par exemple, interdit de porter les armes. Il en arrive à penser qu’il n’a pas cessé de trahir tout le monde, et Agnès elle-même. Il   raconte ce qu’il appelle une de ces « trahisons »:Le dauphin Louis était son redoutable ennemi. Au début de 1447, au moment où il parle, Louis, après un éclat avec son père, s’est retiré en Dauphiné et, de là, s’attaque, de loin à Agnès et Brézé. Lui, Jacques « incapable de cette entièreté de sentiments qui donne leur  certitude aux combattants et les délivre du doute » tentait de concilier les contraires et de réunir les ennemis. Etait-ce une trahison ? En ce moment, dans ce monde cruel où nous vivons, n’est-ce pas ce que cherchent à faire ceux qu’on peut appeler les meilleurs de notre époque ? Non, Jacques n’était pas un traitre. Seulement le grand commerçant qu’il était ne pouvait s’engager entièrement avec un souverain en  cessant ses relations avec tous les autres. Comment, dans ce monde où tout se réglait par les armes, les Grands auraient-ils pu comprendre cela ?

Mais, à nouveau, le roi l’envoi en Italie. Cette fois, pour intervenir dans la Papauté. Il y a deux Papes, depuis longtemps, hélas.

Mais la situation vient de changer : le Pontife romain récemment élu est un homme cultivé et raisonnable, les cardinaux reconnaissent son autorité. Le schisme doit cesser. Jacques est chargé de négocier avec les deux papes. Alors, Agnès le charge d’obtenir pour elle une grâce : obtenir la permission d’avoir un autel portatif qui permet de faire célébrer la messe en dehors des lieux consacrés.

C’est avec le nouveau Pape de Rome que Jacques va discuter. Les négociations  officielles se tenaient l’après-midi en tout apparat mais, le matin, entre Nicolas V, le Pape nouvellement élu à Rome et Jacques Cœur se tenait une conversation plus ordinaire et sans détours et ils furent rapidement d’accord sur la marche à suivre pour qu’il n’y eut plus qu’un seul Pape. Nicolas V venait de mettre en route la construction du Vatican.

Quand Jacques revint en France, la trêve avec les anglais arrivant à sa fin, se posait la question : la guerre va-elle reprendre ou non. Le roi anglais, marié avec la fille du roi René, n’y était pas porté. Mais, en France des incidents avaient éclaté avec certaines garnisons anglaises qui n’étaient plus payées et la ville de Fougères, par exemple, avait été mise à sac. Il était évident que l’armée anglaise ne pourrait pas résister longtemps à la française. Jacques en parle au roi qui répond que cette campagne coûtera cher et fixe Cœur, comme quelqu’un qui vient de poser la question qui fait mal. Jacques (un peu tard, dit-il) lui répond : « ce qui est à moi est à vous ». C’est étonnant, mais il vient peut-être de signer sa fin. Charles VII essaie d’évaluer le coût de cette campagne et propose la somme de quatre cent mille écus et ajoute : « me les bailleriez-vous, messire Cœur ? » il répond « oui ». Le roi sait maintenant, de chose sûre, que Cœur est plus riche que lui.

Et cette guerre finit par avoir lieu. Agnès n’a pas accompagné le roi dans cette campagne et, pendant le siège de Rouen, Charles a tait venir auprès de lui quelques jeunes dames de la cour, parmi lesquelles se trouve Antoinette de Maignelay, parente directe d’Agnès, laquelle l’avait introduite à la cour. Il y a lieu de craindre que la position d’Agnès auprès du roi soit menacée.

Une à une, les villes sont reprises. Les seuls anglais qui restent sont en Guyenne. Ils y sont encerclés et demanderont grâce un jour ou l’autre. La dernière ville fut Rouen. Un défilé est organisé, où Jacques est placé entre Brézé et Dunois. Le soir, dans la rue, il rencontre Dunois. Ils se dirigent vers le château d’où venant de l’appartement du roi, on entend des rires de femmes et des notes de musique. Dunois lui dit : « Tu l’as sauvé et maintenant il n’a plus besoin de toi ». Retenu par les affaires de l’Argenterie, Jacques reste encore trois jours à Rouen. Le roi le fait appeler et, en présence de plusieurs courtisans, avec un sourire énigmatique, lui fait des reproches sur la mauvaise tenue de l’Argenterie, dans le but d’humilier celui qui lui avait fourni les moyens de sa victoire. L’avance des quatre cent mille écus avait infligé au roi une blessure profonde et il doit s’attendre à d’autres épreuves. Il quitte Rouen et se dirige vers Tours où Guillaume de Varye l’attend. Mais, en cours de chemin, il emprunte une bifurcation pour Loches, où se trouve Agnès. Arrivé au château, en pleine nuit, il prend du repos sur le coffre garni, près de la cheminée où Agnès le trouve le lendemain matin. A ce moment, elle n’est vêtue que d’une simple chasuble et ce relâchement lui semble être un mauvais présage. De plus, elle a les yeux gonflés et le nez rougi. Elle tremble légèrement et ses mouvements sont maladroits. Elle l’emmène dans sa chambre. Sur le lit, ils se réchauffent mutuellement et plus près l’un de l’autre que les fois précédentes, il arrive ce qui n’était encore jamais arrivé, et qui n’arrivera plus jamais ensuite. A ce moment, il éprouve une haine violente contre Charles VII : il a profité d’elle aussi bien que de lui et les a jetés.

Malgré les remords d’avoir commis ce péché, Jacques pense qu’une grande faveur lui a été faite par la providence et qu’il n’avait jusque-là jamais aimé.

Le lendemain, Agnès s’est levée tôt. L’un et l’autre se préparent pour leurs départs. Agnès déclare : « Je ne vais pas me laisser piétiner ». Mais Jacques commence à se rendre compte de son état et espère qu’elle saura réfléchir  aux dangers du climat et des mauvaises routes. Chacun va passer la nuit dans sa chambre. Le lendemain matin, Jacques est prêt à partir. Agnès, à son insu, a glissé dans sa poche une statuette représentant Saint Jacques. Avant qu’il n’ait quitté la cour, elle rentre et ferme la porte derrière elle. Il ne la reverra jamais.

           Jacques est anéanti mais suit comme il le peut le sort d’Agnès. Là, je lis un paragraphe, le seul de ce très grand ouvrage que je ne comprenne pas. Comment Agnès et Jacques peuvent-ils avoir une telle compréhension pour ce hideux et malodorant personnage qu’était Charles VII ? Je manquerais au devoir que j’ai de vous proposer la lecture de cet ouvrage si je ne donnais le texte complet de ce paragraphe de la page 396.

« Nous partagions, Agnès et moi le même sentiment paradoxal à l’égard de cet étrange personnage. Tout à la fois, nous le savions capable de nous trahir et même, sans état d’âme, de nous abandonner à nos pires ennemis, de contempler sans réagir notre anéantissement comme il l’avait fait avec Jeanne d’Arc, et pourtant, à l’idée de lui avoir été infidèle, nous étions terrassés par la crainte de le faire souffrir si peu que ce fut »

Je renonce à comprendre…..Le seul fait positif est qu’Agnès n’ait pas connu le rejet qui l’aurait laissée sans aide et sans espoir. Charles VII a chassé les femmes qu’il avait fait venir dans son entourage et elle a repris son ancienne place à la cour. Peu de temps après, un messager vint annoncer à Jacques qu’elle était morte et qu’elle l’avait désigné comme l’un de ses trois exécuteurs testamentaires.

Pendant un temps, le roi fut occupé à libérer la Guyenne et quelques villes de Normandie et c’est toujours Jacques qui paie. Charles ne montre aucune animosité contre lui mais il voit la disgrâce de certains compagnons des batailles précédentes, comme Brézé et se rend compte que le moment est venu d’échapper à Charles VII. Un autre berrichon, Jean de Xaincoins, commissaire du roi aux états du Limousin est condamné à la suite de basses dénonciations. Jacques envoie Jean de Villages auprès du roi d’Aragon et des Deux-Siciles et obtient la permission de faire passer à Naples une partie de ses biens.

Il se rend à Bourges, où Macé l’accueille ; Elle a beaucoup changé. Elle ne vit plus que pour ses enfants et sa foi. Leur fils Jean, depuis longtemps prêtre, va être intronisé Archevêque de Bourges. Il s’attarde. Le printemps vient et il ne se décide pas à  partir. La distance lui donne l’illusion que le danger s’est atténué.

Le peintre Fouquet, lui avait fait demander, s’il venait en Touraine, d’aller le voir. Il s’y rend et Fouquet lui montre le dos d’un panneau de bois, le retourne et il voit…Agnès, représentée en Vierge Marie ! Ce tableau, Jean-Christophe Rufin l’a cherché mais, hélas, ne l’a pas trouvé. Il reverra Agnès, encore une fois, ou plutôt sa fille, accompagnant le roi au château de Taillebourg, chez les Coëtivy où Charles a placé ses filles. Alors que les autres se précipitent vers les visiteurs, l’une se cache derrière un arbre. Il réussit à l’approcher, regarde son visage, c’est celui d’Agnès.

Jacques a appris que le roi avait réuni un conseil restreint consacré à sa personne. De nombreuses calomnies ont circulé et des révélations à charge ont été apportées par deux délégués des états du Languedoc. Il décide de gagner la Provence et Marc est en train de boucler ses malles quand cinq hommes entrent et lui déclarent qu’il est en état d’arrestation. Curieusement, le premier sentiment qu’il éprouve est un soulagement, comme s’il tirait du bonheur d’être délivré de ses besognes en cours pour n’avoir plus qu’à se défendre. La seule accusation qu’il redoute serait la révélation  de ses relations intimes avec Agnès. Mais elles n’ont pas été évoquées, par contre leurs relations publiques étant, par prudence, froides sinon glaciales, quelqu’un l’a accusé de l’avoir empoisonnée.

Le accusations sont de tous ordres : être en possession d’un petit sceau du roi qui lui aurait permis de faire de faux documents, s’adonner à  l’alchimie, fabriquer de l’or par sorcellerie. On lui reproche aussi d’avoir vendu des armes aux mahométans. En agissant ainsi, il avait, c’est vrai, fait une faute, que Charles avait permise mais, par malheur, ne s’en souvenait pas. Nicolas V lui aussi, lui avait accordé cette permission mais n’avait pas fait le document qui la rendrait valable. On l’accusa de trahison pour avoir parfois parlé aux ennemis du roi pour protéger ses affaires. L’incident du renvoi du jeune converti vers l’Afrique, c'est-à-dire vers une mort dramatique, a dû être aussi présenté. Mais, en s’éloignant des lois moyenâgeuses, il ouvrait la voie à un enrichissement en mettant en route une ère d’échanges avec les pays lointains. Il est pris entre deux manières de juger : la moyenâgeuse qui est toujours la dominante et celle qui va naître à la suite des changements qui vont s’établir entre ce siècle et les suivants.

Il est finalement condamné à mort. Une semaine après la sentence est commuée en confiscation de tous ses biens et un tribut de plusieurs centaines de milliers d’écus, impossible à payer, ce qui le condamne à l’emprisonnement à vie. La plupart des potentats ne peuvent pas s’empêcher, quand ils ont placé prêt d’eux des individus de valeur qui y croissent rapidement en succès et en gloire à leur service, de se méfier d’eux les écarter au mieux et, au pire les abattre. Charles VII était de leur nombre et nombreux ceux qui ont eu à en souffrir.

Jacques est transféré au château de Poitiers. Marc, son fidèle valet est autorisé, chaque jour à lui apporter son linge et son déjeuner. Là, nous allons nous trouver devant un roman de cap et d’épée qu’on pourrait nommer « Fuites et évasions ». A Poitiers, c’est Marc qui organise l’évasion. Malgré des avatars imprévus elle est réussie mais Marc est tué. Jacques atteint le prieuré de St Martial, près de Montmorillon, où on lui conseille d’aller chez les cordeliers de Beaucaire. Il y est bien reçu mais ceux qui le cherchent ont fini par le trouver et c’est finalement Guillaume et Jean qui avec une bande armée, le délivre dans le chœur, pendant les matines. Deux jours après, ils sont en Provence, chez le roi René. Il y est en sécurité mais seulement pour un temps car René est vassal de Charles. Jacques décide d’aller à Florence et embarque à Marseille. Une semaine après, alors qu’ils vont aborder à Gênes, on le prévient qu’ils sont suivis. Il renonce à aller à Gênes et entrent en Toscane. Il pense se fixer à Florence. Mais, même dans cette ville qu’il appréciait tant, il s’aperçoit qu’il est toujours suivi par des individus de mauvaise allure. Aidé des hommes de sa protection, il en capture un et ils apprennent qu’à la tête de cette action se trouve un nommé Otto Castellani. Celui-ci est du nombre des florentins qui, jadis, l’avaient approché en cherchant à attirer son attention sur eux. Jacques, sans avoir de raison de le négliger, l’avait à peine remarqué. Le Castellani lui vouait de cela une haine sauvage et avait pris sa place lors de la curée de ses biens. Ainsi, ce n’est pas Charles VII qui le fait suivre mais cet individu. Le choix de  Florence est mauvais. Il décide d’aller à Rome. Il y est très bien reçu par Nicolas V. Mais la santé du Pape est en si mauvais état qu’il ne tarde pas à mourir.

Callixte III lui fait suite. Il n’a pas la culture de Nicolas V. C’est un homme tout d’une pièce qui n’a qu’une idée : faire reculer les mahométans dans tous les endroits où ils ont avancé. C'est-à-dire mettre en route une croisade, et Jacques craint un peu que le Pape l’oblige à y participer.

Mais Jacques Cœur s’ennuie à Rome. Il est fatigué, et désenchanté, dans  l’ambiance de cette Rome, alourdie par la présence de la papauté. Une réflexion dont il nous fait part nous instruit sur son psychisme : «  La souffrance et le deuil font rechercher le plaisir quand on peut de nouveau le connaître. En même temps ils le trouble ». Il lui vient  alors une idée que nous ne pouvons trouver qu’ahurissante : il va, lui aussi, embarquer pour la croisade ! Quelle mouche le pique ? Mais il nous rassure : ce n’est pas pour aller guerroyer mais pour pouvoir aller enfin vivre en Orient. Il compte bien, dès qu’il y sera arrivé, prendre le prétexte d’une maladie grave pour rester en arrière et disparaître.

Et c’est ce qu’il a fait. Il a dit au Pape qu’il voulait aller combattre. Ce n’était pas, comme il le dit, en épousant les buts de ce qu’il appelle une expédition ridicule. Sitôt qu’il sentirait les conditions favorables, il simulerait une grave maladie, se ferait débarquer et resterait à terre. C’est en atteignant l’île de Chio qu’il suivit ce plan et regarda, en se défendant de rire, partir les chevaliers, croulant sous leurs armements.

J’allais dire « C’est là que nous le retrouvons ». Non, nous l’y avons trouvé dès la première page de cette œuvre. En effet, tout au long du récit, le Jacques Cœur qui raconte sa vie depuis le « léopard » jusqu’à son départ de Rome parle en alternance avec celui qui s’installe à Chio, où il va être assassiné. D’ailleurs, c’est ce dernier Cœur-là qui ouvre le livre, qui commence par : « Je sais qu’il est venu pour me tuer ». Etonnamment, les quelques lignes de cette entrée finissent par : « Je suis heureux ».

Tout au long du récit, sans le savoir au début et en l’oubliant au bout de quelques pages, ce n’est pas le Cœur de Bourges, ni celui de Tours ni de Paris qui parle : C’est celui de Chio, qui attend la mort avec sérénité en ayant une seule peur : mourir avant d’avoir fini d’écrire son récit. Ainsi, nous le rencontrons huit fois et sa vie à Chio est racontée brièvement : Son installation avec Elvira, qui est beaucoup plus que sa servante, sa rencontre en ville d’un individu dont il est sûr que c’est son prochain assassin, son espoir de pouvoir s’installer sur un îlet où il pourra se cacher, son désespoir en apprenant que, sur cet îlet il n’y a nulle source d’eau, son déménagement en ayant appris qu’il était découvert, pour se cacher  dans un recoin. La seule chose qu’il ne nous ait pas racontée, et pour cause, c’est sa mort.

 

Georges Merny