Cercle de lecture du 20  novembre 2015

 

Nada

Carmen Laforêt Prix  Nadal  en 1945

 

L’épigraphe (Fragment) empruntée à Juan Ramón Jiménez

 

Parfois, une saveur amère,

Une mauvaise odeur, un bizarre

Jeu de lumière, un son discordant,

Un contact un peu nauséeux,

S’emparent de nos sens

Telles des réalités définitives,

Et nous apparaissent comme

La Vérité insoupçonnée.

 

                  En 1944, alors qu’elle n’avait que 23 ans,  Carmen Laforêt rédigea à Madrid, son premier roman, Nada, qui obtint la première édition du prestigieux prix Nadal  en 1945.  Ensuite, elle   écrivit L'Île et ses démons, autre livre du désir de liberté d'une jeune femme sur fond de franquisme  puis, Une nouvelle femme.

Dans Nada, les références à la misère, à la faim, aux pénuries,  aux traces de bombardements sont fréquentes,   cet acte de dénonciation  très ferme du  quotidien aurait dû alerter  mais les censeurs de l’époque n’avaient probablement pas su interpréter toute la profondeur du message  car la censure omniprésente de l’époque n’autorisait aucune critique et pourtant  ce roman parut dans son intégralité !!

           

À Barcelone, Andrea souhaitait étudier, et vivre chez sa grand-mère dans la maison de la rue Aribau  qui n’est plus celle qu’elle connut dans sa petite enfance, avant la guerre civile : «  Au temps où j’étais leur seule petite fille, je passai là les périodes les plus passionnantes de ma vie d’enfant… »

 

 

Le titre, « rien », c’est-à-dire, le néant,  s’explique dès l’arrivée à la maison de la rue Aribau : Andrea, narratrice témoin, nous fait part de son ressenti cauchemardesque. En fin de livre,  l’état d’abandon de la maison dans laquelle elle est  arrivée et qu’elle va quitter l’amène à un bilan final  « Je n’ai plus les mêmes illusions, maintenant, mais ce départ m’émeut pourtant, comme une libération ? 

 

 De son enfance, nous savons peu : Andrea ne se raconte pas, elle observe, écoute plus qu’elle ne parle. Il faut lire très attentivement le roman  pour découvrir quelques éléments de sa vie  distribués par bribes ! Orpheline de père et mère, elle vit avec une bourse.  Son unique bagage, contient ses maigres trésors : les livres jaunis de son père, les alliances de ses parents, un mouchoir superbement brodé,  (cadeau de sa grand-mère maternelle). De son physique on sait peu de chose. Elle se sent toujours mal vêtue, gauche, se regarde très peu dans la glace et souhaiterait avoir les vêtements d’Ena, une amie de l’Université.

Partie à 2 ans de Barcelone,  la jeune Andréa y revient  pleine d’illusions,  arrivée en gare de Barcelone, elle descend du train avec son énorme et lourde valise et suit la foule.

 

            À la descente du fiacre elle est devant la maison de la rue Aribau dont elle monte lentement l’escalier, escalier qu’ elle ne reconnaît pas… Arrivée devant la porte d’entrée, elle hésite, finit par  sonner et, ce qu’elle vit ne put que l’inquiéter, la sidérer. Le malaise devint insoutenable quand au milieu de ce décor, surgirent des personnages fantasmagoriques : sa grand-mère, sa tante Angustias, Román et Juan, ses oncles, Gloria, la femme de Juan, une domestique, des êtres qui se déchirent en permanence, se  menacent parfois, tous sont démolis par la misère et la faim. Ils s’épient, se critiquent et cohabitent  dans la tourmente permanente ; tous semblent en proie à une étrange folie. Les deux frères se  détestent, une haine peut-être due à des discordes politiques au sujet de la guerre ! Juan, particulièrement nerveux, est très brutal avec Gloria, sa femme. Les scènes se succèdent et doivent impressionner Andrea.

            En arrivant rue Aribau, Andrea n’aura pas vraiment de chambre : elle devra dormir dans une pièce très encombrée, chargée d’objets insolites. Dans ce  lieu peu hospitalier elle n’aura aucune intimité.  Cris,  et disputes vont l’angoisser mais le pire pour elle  sera de   se      sentir  épiée  par tous ces adultes et  particulièrement par la tante Angustias, une femme très stricte et autoritaire qui, heureusement quittera la maison  pour se retirer dans un couvent.

            Finalement Andrea héritera de la chambre de sa tante mais, en l’absence de la jeune adolescente,  les autres membres de la famille vont transformer et incorporer cette pièce au chaos du reste de la maison : « En allumant, je m’aperçus que l’on avait entassé sur l’armoire une pile de chaises : celles qui étaient en trop, partout dans la maison. Là, toutes sombres, elles menacent de s’effondrer. » De plus, elle ne doit pas fermer sa porte à clé, les membres de la famille veulent disposer de l’unique téléphone de la maison. Tout s’acharne, Andrea est prisonnière d’une  famille et d’un environnement   hostiles mais elle a trop de force intérieure pour se laisser anéantir, détruire : la ville deviendra son échappatoire.   Elle  parcourra Barcelone  qu’elle décrira   parfois avec lyrisme, en faisant part de ses sensations, de ses émotions. Nous la suivrons lors de ses excursions en compagnie d’Ena et des camarades de l’Université,  des sorties nocturnes,  des soirées dans les maisons bourgeoises dans lesquelles elle ne parvient pas à se détendre, ce monde n’est pas le sien.  En parcourant la ville, elle observe tout très attentivement, les traces du conflit ne lui échappent jamais : les vitraux cassés et les pierres noircies par des flammes dans   l’église Santa María del Mar , les squelettes oxydés des bateaux coulés dans le port lui rappellent de nouveau la guerre.  

 

            Les 7 derniers chapitres nous laissent écouter la longue conversation d’Andrea avec la mère d’ Ena, conversation au cours de laquelle  nous  découvrons une nouvelle facette   de l’étonnante  personnalité de Román. Lui, l’oncle musicien, fascinant, toujours dominateur, ironique, souvent diabolique, s’évapore lentement !  Grâce aux conseils de la maman d’Ena,  les deux  adolescentes  finissent par se  réconcilier  et Andrea quittera définitivement cette maison si anxiogène et rejoindra son amie à Madrid. 

        La récente réédition de Nada  offre une nouvelle occasion de pénétrer dans l'univers de Carmen Laforêt qui, avec ce texte publié en pleine période franquiste, nous plonge dans  l’Espagne  de l’époque et nous ouvre un microcosme oppressant, une maison de la rue Aribau  qui abrite une famille blessée, ruinée, déliquescente, médiocre voire perverse,   dans laquelle doit vivre la jeune Andrea, famille qu’elle ne peut reconnaître.

              Magnifique roman témoin qui demeure aujourd'hui le livre espagnol le plus traduit dans le monde, après Don Quichotte de Cervantès et La Famille de Pascual Duarte, de Camilo José Cela.

 

Réjane de Rusunan