Cercle de Lecture du  17 avril 2014

 

Pas pleurer

Lydie Salvayre Prix Goncourt 2014

 

Pas pleurer de Lydie Salvayre nous plonge dans la guerre d’Espagne, guerre fratricide qui, de 1936 à 1939 fit de très nombreuses victimes, détruisit des villes, appauvrit un pays, déchira des familles et brisa des amitiés. Emportées par un courant libertaire, culture de l’action directe, certaines grandes villes découvrirent la révolution anarcho- syndicaliste vite réprimée par le soulèvement nationaliste mené par le jeune général Francisco Franco Bahamonde.

 

Lydie Salvayre, fille de républicains émigrés, nous fait entendre deux voix qu’elle croise tout au long de ce roman entrelaçant ainsi deux points de vue : celui de Georges Bernanos, l’écrivain, catholique convaincu, et celui de sa vieille maman alors âgée de quinze ans qui, à 90 ans raconte ses souvenirs dans un français très personnel, souvent expressif mais parfois teinté d’une extravagante vulgarité.

 

Quand l’auteure nous dit page 17 : «Je l’écoute me dire ses souvenirs que la lecture parallèle *que je fais des « Grands Cimetières sous la lune » de Bernanos assombrit et complète.» et, en fin de livre, : « l'été radieux de ma mère, l'année lugubre de Bernanos dont le souvenir resta planté dans sa mémoire comme un couteau à ouvrir les yeux : deux scènes d'une même histoire, deux expériences, deux visions qui depuis quelques mois sont entrées dans mes nuits et mes jours, où, lentement, elles infusent. » nul doute , cette guerre d’Espagne reste pour elle une énigme : née en 1948, elle ne l’a connue qu’au travers des souvenirs familiaux d’émigrés. Elle souhaite en savoir plus et compulse de nombreux *documents.

 

En 1936, l’écrivain Bernanos était à Palma de Majorque. Fervent catholique inscrit à l’action française, mouvement nationaliste d’extrême droite, il assiste au début de la guerre d’Espagne, et, ne pouvant tolérer le saccage d’églises et les massacres de nombreux religieux torturés par les républicains anarchistes au début du conflit, il prend parti mais, ce qu’il observe à Majorque l’ulcère et lui fait prendre la plume pour proclamer sa sévère critique face à l’attitude complice de l’Église catholique. Haut et fort , sous forme de témoignages publiés dans la revue catholique Sept, dirigée par des dominicains, il crie sa totale désapprobation. Ces articles constitueront plus tard la matière de son livre « Les grands cimetières sous la lune » paru en 1938. Sa tête fut d’ailleurs mise à prix par Franco. En 1937, il rentra en France.

 

Revenons à notre livre : « Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, le choix de cette introduction nous plonge dans ce qu’était l’Espagne de l’époque, très catholique et conservatrice. Bernanos est horrifié en découvrant la répression infligée à ceux que l’on traite de rojos, c’est-à-dire les rouges : communistes, socialistes, libertaires...et ce qu’il déplore et critique le plus violemment c’est la complaisance d’une Église qui, non seulement ne condamne pas mais « désigne aux justiciers, d’une main vénérable où luit l’anneau pastoral, la poitrine des mauvais pauvres. » Qu’appelait-on les mauvais pauvres à l’époque ? L’auteure nous l’explique : « Une mauvaise pauvre est une pauvre qui ouvre sa gueule. Ma mère le 18 juillet 1936 ouvre sa gueule pour la première fois de sa vie.» Le 19 juillet 1936 éclate la guerre civile, elle opposera les forces franquistes aux forces républicaines et la veille, la jeune Montse accompagnée de sa mère se présente chez les Burgos qui souhaitent engager une nouvelle bonne. Le verdict de don Jaime Burgos Obregón : « Elle a l’air bien modeste » a ulcéré l’adolescente. Deux attitudes s’opposent : la mère remercie comme si on la félicitait, elle appartient à la génération des soumis, de ceux qui obéissent aux puissants tandis que la jeune adolescente réagit instantanément en se cabrant : « mais moi, cette phrase me rend folle, je la réceptionne comme une offense, comme una patada en el culo, ma chérie, una patada en el culo qui me fait faire un salto de dix mètres en moi-même, qui ameute mon cerveau qui dormait depuis plus de quinze ans et qui me facilite de comprendre le sens des palabres que mon frère José a rapportées de Lérida. »

 

Elle hurle dans la rue et ne peut taire sa rage, la mère s’écrie : « plus doucement pour l’amour du ciel ! » Montse ne se tait pas, elle possède en elle les germes de la révolte et se laissera facilement convaincre ensuite par son frère José qu’elle suivra jusqu’à Barcelone où elle découvrira un tout autre monde, et quittera pour quelques jours "un village où les choses infiniment se répètent à l'identique, les riches dans leur faste, les pauvres dans leur faix", un monde "lent, lent, lent comme le pas des mules", un monde où les pères imposent leur autorité "à coup de ceinturon".

 

« Tout remonte d’un coup, la petite phrase de don Jaime Burgos Obregón, l’allégresse de juillet 36, la découverte de la ville, et le visage de celui qu’elle a aimé à la folie et que ma sœur et moi appelons depuis l’enfance André Malraux. Ma mère s’appelle Montserrat Monclus Arjona, un nom que je suis heureuse de faire vivre et de détourner pour un temps du néant auquel il était promis. Dans le récit que j’entreprends, je ne veux introduire, pour l’instant, aucun personnage inventé. Ma mère est ma mère, Bernanos l’écrivain admiré de « Grands Cimetières sous la Lune » et l’Église catholique l’infâme institution qu’elle était en 36.» Après avoir découvert Montse nous observons un tout autre personnage : Pura , sœur de don Jaime. Elle était là lorsque Montse s’est présentée dans l’espoir d’obtenir un poste de domestique. Pura est le prototype des femmes traditionnalistes de l’époque. Célibataire, elle vit chez son frère don Jaime et sa belle sœur, doña Sol et reçoit grâce à la presse des nouvelles de la guerrecivile : lectrice de Acción española, elle apprend qu’ « Un jeune général s’est décidé à prendre le commandement de la Grande Espagne en train de sombrer dans la démocratie et le socialisme afin de constituer une digue contre l’invasion bolchevique. », ce qui la rassure, bien évidemment ! Par contre, les nouvelles rapportées par Maruca, l’épicière du village, ne sont pas là pour apaiser ses affres : « les anarchistes se livraient dans leurs virées à des hold-hups sanglants, éventraient les religieuses après les avoir violées, puis souillaient leurs couvents par d’horrifiques profanations. »

 

José, le frère de Montse comme chaque été s’est rendu dans les environs de Lerida pour faire les foins : « Mais cette année- là, lorsqu’il arrive à Lerida accompagné de Juan, il trouve une ville qui a chaviré jusqu’au vertige, morale culbutée, terres mises en commun, églises transformées en coopératives, cafés bruissant de slogans, et sur tous les visages, une allégresse, une ferveur, un enthousiasme qu’il n’oubliera jamais. » De retour au village, José n’est plus le même, sa mère ne le reconnaît pas et il clame son enthousiasme en introduisant des mots nouveaux, le terme « despotique » le séduit, : il peste contre « les profiteurs, les amis du curé don Miguel, .... Contre le ladrón don Jaime Burgos Obregón et autres affameurs, et surtout contre le chef du gang national qui s’est autopromu chef de la rébellion : le général Francisco Franco Bahamonde ...... » Sa haine envers don Jaime Burgos Obregón explique son profond mépris pour son fils Diego, ce rouquin qui fut son souffre-douleur dès l’école et qui maintenant se laisse convaincre par le stalinisme. Finalement, en filigrane se crée au sein de ce petit village ce que fut cette guerre civile avec ses haines et ses brutalités. On découvre les deux camps, les républicains eux-mêmes très divisés (anarchistes, staliniens, socialistes...) et les phalangistes nationalistes franquistes. L’histoire de Montse est particulièrement touchante : rentrée enceinte de ses journées radieuses de Barcelone, c’est Diego, toujours très amoureux, qui va l’épouser et lui éviter l’opprobre du village. La veille de son mariage, José apprit la mort de Durruti, un anarchiste célèbre qu’il admirait. Attribuant cette mort aux communistes, il refusa d’assister à la cérémonie, et lança à sa soeur : « et toi ne compte pas sur moi ! Hors de question que je me prête à la mascarade de ton mariage ! Je ne tiens pas à me salir avec le complice des assassins de Durruti !

 

Le jour du mariage : « Les grands courants politiques de l’Espagne de 36 et leur mésintelligence qui allait conduire, pour une part au désastre final, trouvèrent là leur illustration miniature. » Effectivement, don Jaime du côté des nationaux, *Pura, franquiste, le père de Montse, syndicaliste des petits *propriétaires terriens, le marié, converti au stalinisme et la *mariée, libertaire se réunirent chez les Burgos Obregón, dans cette grande demeure à laquelle la jeune future maman eut du mal à se faire : le décor, les us, tout lui était étranger : « tu sais, c’est simple, je n’étais tranquille qu’aux cabinets. .............. Montse n’était plus Montse.» .... « elle avait peur de causer du dérangement » mais finit par s’adapter et, le 28 mars 1937, elle donna naissance à une petite Lunita qui enchanta tous les membres de la famille « José, à son tour succomba au charme de l’enfant.... » dont il devint le parrain laïque. L’enfant ne fut pas baptisée religieusement, Diego, et José s’y opposèrent.

 

Les mois passant, la crise se fit explosive, José comprit qu’il s’état trompé : « Ce rêveur définitif qui avait perdu définitivement son rêve s’abîma dans un deuil qui était le deuil de sa révolte, le deuil de son enfance et le deuil de son innocence, et accusa Diego d’en être le seul coupable. » Le 16 décembre, les phalangistes prirent d’assaut la mairie : touché par une balle, José mourut « Seul face au ciel immense ». Le village se laissa peu à peu gagner par une atmosphère délétère : Diego, le maire d’abord respecté, eut du mal à supporter les accusations des villageois qui le désignèrent « unanimement et sans preuve aucune, comme le meurtrier de José. » Il ne se remettra jamais de cette injustice : « il vieillit d’un seul coup. Il avait vingt ans. Il en parut trente. C’est à cette époque-là que les premières craintes paranoïaques s’insinuèrent en son âme inquiète. » La guerre déversait ses néfastes métastases sur un pays de plus en plus divisé et meurtri. La mort et la haine se répandaient, « L’acrimonie et la méfiance furent dans tous les cœurs. » Ceux qui n’étaient pas proches de la phalange n’avaient plus qu’à fuir.

 

La fin du livre nous laisse découvrir le courage de Montse, jeune maman de 17 ans qui, le matin du 20 janvier 1939, seule avec sa petite Lunita quitta sa Catalogne natale, se joignit à « la longue cohorte de ceux qui fuyaient l’Espagne, encadrés par la 11° division de l’armée républicaine.» et marcha pendant de longs jours jusqu’au camp d’internement de Mauzac, en France, où elle retrouva Diego, le père de Lydie, l’auteure de pas pleurer.

 

« Le 24 avril 1939, l’Éminentissime PIE XII, à peine élu, déclara : C’EST AVEC UNE JOIE IMMENSE QUE NOUS NOUS TOURNONS VERS VOUS, TRÈS CHERS FILS DE LA TRÈS CATHOLIQUE ESPAGNE , POUR VOUS EXPRIMER NOS FÉLICITATIONS PERSONNELLES EN RAISON DU DON DE LA PAIX ET DE LA VICTOIRE DONT DIEU A COURRONNÉ L’HÉROÏSME DE VOTRE FOI ET DE VOTRE CHARITÉ. Ces déclarations papales ne purent qu’élargir la déchirure dont souffrait le pays. Comment s’expliquer tant de cruauté commise par la phalange ? « un régime où le pouvoir juge licite et normal non seulement d’aggraver démesurément le caractère de certains délits dans le but de faire tomber les délinquants sous le coup de la loi martiale (le geste du poing fermé puni de mort), mais encore d’exterminer préventivement les individus dangereux, c’est-à-dire suspects de le devenir. » Tant d’ignominie ne serait-elle pas enracinée dans l’Histoire du pays ? En 711, l’Invasion du sud de la péninsule par Tariq, un berbère omeyade, ne put que déclencher un désir de revanche. Ce fut la Reconquista qui dura jusqu’en 1492 (sept siècles !). Durant la longue période de cohabitation des trois communautés, elles se spécialisèrent en même temps qu'elles s'enrichissaient culturellement les unes les autres. Les Chrétiens se consacraient de préférence à la guerre, les Juifs à la culture, les Maures au travail artisanal. La fin de la Reconquête eut lieu en 1492, grâce à la prise du royaume de Grenade par le jeune couple des Rois Catholiques, Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille mais cette victoire mit fin à la période d’échanges : obsédés par la notion de « Limpieza de sangre » et avec l’aide du Tribunal du Saint-Office, sorte d’Inquisition, les Rois Catholiques firent éliminer progressivement les autres cultes en imposant la conversion puis, à partir de 1492, il n’y eut plus la moindre concession et ce furent les expulsions massives des musulmans et des juifs ! Notons que 1492 fut une date doublement remarquable pour l’Espagne, cette même année, les deux monarques accordent leur aide au navigateur C. Colomb et lui permettent d’atteindre le continent américain, le « nouveau monde ». L’Espagne élargit son empire outre Atlantique, elle y évangélisera ses nouvelles possessions et tint à devenir strictement catholique sur la péninsule comme à l’extérieur mais elle ne sut pas maintenir son rang de grand royaume. Très catholique, la péninsule s’imprégna d’une idéologie de caste : 45% des terres appartenaient aux quelques 200 000 grands propriétaires et plus de 650 000 chômeurs non pris en charge vivaient une extrême pauvreté. *L’enseignement était très déficitaire : en 1938, dans les campagnes on comptait 70 à 75% d’illettrés. Cette guerre a laissé des stigmates des deux côtés, les plaies vont-elles se refermer ? « La memoria viva » de plus en plus active soutient les familles républicaines qui réclament l’ouverture des charniers, des enfants retirés à la naissance dans la maternité madrilène de O’Donell recherchent leur famille biologique, le dimanche 13 octobre 2013 à Tarragone, plus de 500 religieux morts pour la plupart durant la guerre civile furent béatifiés.....

 

Enfant, Lydie Salvayre, cette petite fille d’émigrés, voulait s’intégrer et parler la langue enseignée à l’école. Longtemps, elle eut honte de ce fragnol, plein de barbarismes, la langue de sa mère mais, devenue adulte, elle la fait jaillir dans son livre pas pleurer en la magnifiant. Celle que nous écoutons évoquer son passé s ‘exprime avec un mélange de poésie souvent libertine et de drôlerie interrompant fréquemment sa fille. Âgée, presque impotente, ayant perdu toute autonomie, elle n’avance certes plus « comme un bateau, très droite et souple comme une voile» mais son expression traduit l’enthousiasme, la fraîcheur et l’humour que les ans et les épreuves n’ont pas ternis.

 

Ce prix Goncourt 2014 ne serait-il pas aussi une œuvre pétrie de l’amour de l’auteure à sa mère ?

Réjane de Rusunan